L'injonction à "libérer la parole" et la solitude traumatique chez Ferenczi

J'ai lu ces derniers jours deux phrases à propos de l'inceste qui semblent contradictoires en apparence mais qui se complètent en réalité :

"Le tabou de l'inceste ce n'est pas de le faire, c'est d'en parler" [1]
et
"Libérez l'écoute plutôt que la parole" [2]

Ça m'a fait penser à Sándor Ferenczi (1873-1833), psychanalyste qui a beaucoup travaillé sur les traumatismes infantiles et notamment les abus sexuels commis sur des enfants, dont le travail a été négligé et décrié en son temps. Un de ses concepts qui me semble important pour comprendre que "libérer la parole" est une injonction dangereuse est : la "solitude traumatique" (cf. La Confusion des langues, 1933).

Parfois, des enfants victimes d'abus vont en parler à leur entourage et ce qui se produit trop souvent est que l'enfant n'est pas écouté. L'enfant est abandonné émotionnellement (sans parler de la nécessité de le protéger de l'agresseur, évidemment cruciale) et l'entourage ignore, voire dénie les perceptions et le savoir qu'a l'enfant sur son vécu. Él se retrouve seul avec un vécu traumatique.

L'effet de cette solitude traumatique est très bien expliqué dans un article de Jay Frankel [3]:

"Si cette enfant sait quelque chose dont ses parents disent que ce n’est pas vrai, alors elle n’a qu’une alternative : savoir ce qu’elle sait, ce qui met en danger une relation dont elle a désespérément besoin, ou bien maintenir la relation et effacer ce qu’elle sait."

L'enfant a besoin de son entourage et donc doit se dissocier de ses propres perceptions, cliver un pan de son vécu et donc de sa psyché, pour préserver la relation à l'entourage. Et ça, c'est profondément traumatogène. Frankel dit

"Ferenczi pensait que les enfants peuvent faire face pratiquement à n’importe quelle expérience tant qu’il y a quelqu’un avec qui partager leur peur et leur souffrance".

Si on écoute l'enfant, alors on peut lui permettre de faire face à la détresse qu'il ressent.

Avec cela, reprenant les deux phrases du début, on comprend bien que dans "le tabou de l'inceste ce n'est pas de le faire, c'est d'en parler" c'est l'entourage et la société qui ne sont pas prêts à écouter la parole des victimes et qui imposent ce silence. On ne reste silencieux·se que si on est silencié, que si le silence est imposé de façon tacite ou explicite, qu'on sache d'expérience qu'il est impossible de parler ou bien qu'on le fasse pour découvrir qu'on ne sera pas cru. Et on voit comment cela vient faire écho à "libérez l'écoute plutôt que la parole" : la parole n'est possible et féconde que si on lui offre un espace sécurisant où être déposée, sinon, ce qu'on crée, c'est du traumatisme sur du traumatisme.

On se doit de proposer des espaces où les enfants victimes (et les adultes qu'éls deviennent) peuvent parler et être accompagnés. Mais ça, ça ne se fait qu'avec un changement radical dans notre façon d'appréhender l'enfance comme expérience de la domination. C'est pour cela que l'on peut et on doit parler des violences infligées aux enfants en tant que groupe social et politique, mais il n'y a pas besoin pour cela d'inciter les victimes à parler dans n'importe quelle condition.


[1] une citation de Dorothée Dussy issu de son ouvrage, Le Berceau des dominations

[2] https://twitter.com/GoldfishYagami/status/1586100015730110464

[3] Frankel, J. (2003). La découverte impardonnable de Ferenczi: Comment son concept d'identification à l'agresseur continue à subvertir le modèle thérapeutique de base. Le Coq-héron, 174, 57-70.https://doi.org/10.3917/cohe.174.0057